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Publié le par Juliette Mézenc

"L'histoire se complique, parce qu'il s'y mêle un écrivain, Iakoub Khadjbakiro, et que, lorque le monde lui déplaît sous tous ses angles, l'écrivain, sur le papier, métamorphose le tissu de la vérité. Il ne se contente pas d'énoncer, sur un ton d'amertume dépitée, ce qui l'entoure. il ne reproduit pas trait pour trait l'élémentaire brutalité, l'animale tragédie à quoi se réduit le destin des hommes. S'il procédait ainsi, il se dégoûterait vite, il se lasserait. Il composerait seulement de petits tableaux anecdotiques, il étofferait médiocrement la médiocre réalité. il n'éprouverait aucun plaisir à son art et vite cesserait d'écrire. Au lieu de cela, il choisit, de la vie réelle, les brins les plus ténus, ombres et harmoniques, et à ses souvenirs il les entremêle, à des visions qu'il a eues pendant son sommeil et qu'il chérit, à son passé il les entrelace, aux impatiences, aux erreurs, aux croyances déçues de son enfance. Selon son humeur il reconstitue et remodèle, dans sa tête, ce qu'il a vu.
Aux hideurs de l'actualité Iakoub Khadjbakiro avait coutume, dans ses livres, de substituer ses propres images absurdes. Ses propres hallucinations partiales, inquiétantes et inquiètes. La plupart du temps, mais pas toujours, évidemment, il obéissait à des règles logiques. Il dépeignait le monde contemporain, sur les mots il réfléchissait son expérience personnelle, il scrutait sa génération, celle qui s'était sabordée dans la veulerie et les renoncements. A son avis, les rêves contenaient les clés indispensables pour comprendre l'état du monde, pour apprécier les données de l'époque historique, le niveau moral auquel l'humanité stagnait depuis des siècles. C'est pourquoi, en son analyse des choses, il incluait de vastes portions oniriques de l'univers. Sur ces portraits d'hommes et de femmes il greffait des comportements somnambulaires, des modes nocturnes de pensée. A ses personnages il prêtait des desseins saugrenus, proches de la folie. Iakoub Khadjbakiro semblait travailler sur d'abstraites fantasmagories, mais soudain ses mondes parallèles exotiques coïncidaient avec ce qui était enfoui dans l'inconscient du premier venu. Soudain par le souterrain des mirages, on débouchait sur le place principale de la capitale. On se retrouvait bel et bien à Chamrouche, avec sa vie quotidienne touffue, banale, et avec les millénaires cancers toujours actifs en chacun, les millénaires barbaries, les millénaires reculades. Exotique est le terme que l'on applique à des particules déconcertantes, mais fondamentales, de la matière."

Antoine Volodine, Alto Solo 

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